N°1 : Le texte à venir

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“Cette revue ne sera pas une revue, c’est-à-dire une expression panoramique des activités culturelles, littéraires et politiques de notre temps. Il y a très peu de chose qui doivent nous intéresser dans cette revue, ou en d’autre termes nous ne devons pas donner l’impression que nous sommes curieux de tout. Ou encore, nous ne devons nous intéresser qu’au tout, là où le tout est en jeu, et toujours retrouver cet intérêt et cette passion du tout ; puis, nous devons nous demander si l’intérêt essentiel ne va pas aussi à ce qui est en dehors de tout.”
Maurice Blanchot – texte préparatoire au projet de “Revue Internationale” (1960-1964), publié dans la revue Ligne n°11, 1990.

La revue Études Digitales
Depuis quelques années, nombre de livres et d’articles décrivent les changements qui s’opèrent sous l’effet des technologies digitales, il y est question de “révolution”, de  “conversion”, de “grands bouleversements”, de “changements paradigmatiques” qui touchent progressivement tous les domaines de la société dans ses modèles économiques et politiques, dans la vie sociale et même la conscience intime des individus. La société paraît se transformer dans une reconfiguration des activités cognitives et mnésiques. Ces changements fascinent autant qu’ils inquiètent ou interrogent.

Pour comprendre ce monde nouveau, il faudrait – à en croire certains – procéder à une constante et indispensable « mise à jour » de toutes ses activités et représentations si on ne veut pas rater le mouvement en cours et risquer de se trouver frappé d’une obsolescence soudaine. Un grand patron résumait ainsi le phénomène: vous vous réveillez le matin et votre cœur de métier a disparu. Ce phénomène concerne-t-il aussi les institutions savantes ? Se trouve-t-il à même de transformer le savoir en profondeur ? L’effacement de la plupart des encyclopédies, parfois séculaires, devant Wikipédia semble indiquer cette tendance. Il ne s’agit pas simplement d’une préférence pour la gratuité mais bien d’une transformation de toute l’écologie des savoirs. Les universités risquent-elle, à leur tour, de se trouver menacées de la même manière, si elles ne procèdent pas aux adaptations nécessaires comme l’affirment déjà certaines prédictions? Les savoirs qui n’auront pas su prendre en compte ces mutations deviendront-ils également inutiles et obsolètes ? Certains signes doivent-être remarqués : les classements des universités sont souvent inversement élevés selon la place qu’elles accordent aux sciences humaines.

Un profond bouleversement semble se produire dans la compréhension du monde et au-delà dans les représentations que nous en avons. Certains n’annonçent-ils pas « la fin de la théorie» avec l’avènement des Big data. Avec la masse des données et leurs corrélations, il n’y aurait plus besoin de causalité ni d’explication. Nous serions amenés à vivre au sein d’un monde peut-être plus “intelligent” mais moins compréhensible. L’éventualité d’une telle situation, aussi smart soit-elle, interroge le projet d’accroître la lisibilité du monde qui constitue le coeur des sciences humaines. Ce tableau ne serait toutefois pas complet s’il n’était pas fait état des Cassandre qui annoncent les temps sombres du contrôle biopolitique et logarithmique. Ils développent un techno-pessimisme non dépourvu d’arguments.

Mais il faut laisser les prêches aux prêcheurs car il est aussi possible de regarder la situation actuelle avec un point de vue plus distancé. En effet, la nouveauté de notre contemporanéité est toute relative. D’abord, le processus de digitalisation a été entrepris il y a déjà plusieurs décennies mais surtout il s’inscrit à la suite de la longue chaîne de l’écriture et du calcul – littératie et numératie – dont il constitue le prolongement. Ses catégories fondamentales trouvent leur source dans les premières inscriptions sur des tablettes d’argile en Mésopotamie. Comme nous le faisons pour l’écriture, nous pouvons considérer, en suivant Jack Goody, les instruments digitaux comme une « technologie de l’intellect ». En cela, l’étude de l’impact des technologies digitales s’inscrit dans l’horizon d’une courte et  d’une  longue durée. La réticence envers l’inscription digitale ne retrouve-t-elle pas celle de Platon envers l’écriture dans Le Phèdre, ou celle d’Isocrate dans son discours Contre les sophistes ? Se trouvent en effet également mises en jeu les questions de la mémoire et celles de la transmission qui supportent toute politique. Réponses nouvelles à de vieilles questions ? Ou plutôt : questions nouvelles à des réponses qui constituaient notre environnement familier ?

C’est la responsabilité d’une communauté de chercheurs de mettre en garde, mais aussi d’imaginer les futurs possibles et d’en accompagner le mouvement. Le chercheur  produit du sens et sa tâche, herméneutique et heuristique, demeure toujours celle d’accroître la compréhension du monde au milieu des situations les plus variées et à travers le prisme des spécialités. Il paraît désormais nécessaire d’appréhender ce que le digital fait aux disciplines scientifiques.

Toutes les disciplines universitaires, en sciences humaines, en littérature ou en art, se trouvent modifiées et parfois renouvelées par l’emploi des technologies digitales. Cela va des pratiques les plus anodines, les plus transparentes, aux utilisations et conceptions dédiées qui n’existeraient pas sous une autre forme que celle que la digitalisation leur confère. L’imprégnation digitale demeure très variable et diverse selon les disciplines mais ce qui la caractérise, dans presque tous les cas, tient  à une articulation qui permet de questionner différemment ou de travailler sur de nouveaux objets. Les études digitales interrogent les cadres disciplinaires, que cela joue à la marge ou se trouve au cœur de la problématique des objets d’étude. La revue Études Digitales se propose donc de faire se rencontrer les disciplines autour d’objets communs ou partagés. Ce faisant, les disciplines pourront envisager leur propre rapport à la digitalisation mais aussi la relation qui unit ou les différencie des autres disciplines dans un contexte digital.

Pourquoi intituler cette revue Études digitales et non pas Études numériques ? Le choix du nom et celui du support indiquent un programme. Notre choix est celui d’un décalage certain, pleinement assumé, et s’il suscite le débat, cela nous convient parfaitement. Le choix de « digital » tente de restituer la sensation du toucher, ce qui produit une double digitalisation : celle du nombre mais aussi celle du contact avec cette matière calculée. Le terme « digital » réinstalle la dimension phénoménologique qui fait que toute pensée se trouve à un moment incarnée. Notre relation au calcul, à ce qu’on désigne parfois comme l’immatériel malgré la matérialité bien tangible des outils, s’inscrit toujours, d’une manière ou d’une autre, dans une charnalité dont la limite se tient dans la plénitude incurvée du bout des doigts.

Cette ambivalence de la charnalité et du calcul, nous la revendiquons comme l’expression la plus adéquate de la tension qui traverse la totalité des études digitales. Celles-ci ne sont en effet réductibles ni au code, ni aux disciplines qui constituent le domaine des sciences humaines. Relativement au choix de « digital », nous consacrons dans ce premier numéro la rubrique Controverse & nomenclatures à cette question. Nous invitons plusieurs membres de nos comités éditorial et scientifique à s’exprimer sur les deux termes.

Les études digitales désignent l’espace émergeant du contact entre des domaines adjacents, imbriqués les uns dans les autres et pratiquement irréductibles au strict partage disciplinaire. Le choix d’une revue papier qui paraîtra deux fois par an est aussi celui d’une certaine lenteur dans un secteur caractérisé par son rythme trépidant, jusqu’à la haute fréquence des flux informationnels. Dans un environnement qui semble avoir fait du changement un trait majeur de notre hypermodernité, il paraît utile de retrouver l’allure de la pensée réflexive afin de rendre possible les conditions d’une méditation sur ce qui nous arrive. Ce terme peut paraître aujourd’hui désuet. Pourtant, à l’époque du syndrome de déficit de l’attention, il est certainement utile de retrouver ce qui a toujours constitué la condition même de la vie de l’esprit. Ainsi nous proposons de fixer notre attention et de mener notre réflexion sur les conditions digitales de  nos existences.

La présentation de la revue serait incomplète si nous n’évoquions pas les personnes qui la font ou qui l’ont rendue possible. Tout d’abord, l’accueil que Claude Blum et les éditions Classiques Garnier ont fait à notre projet. Ensuite le soutien de collègues de toutes disciplines pour constituer les comités, éditorial et scientifique. Celui des contributeurs qui ont bien voulu accepter de participer à ce qui n’était encore qu’un projet. Une mention spéciale pour Laurent Loty qui a joué, depuis le début, le rôle bénévole de conseiller. Un grand merci à Daphné Vigon, Armen Khatchatourov et leur équipe de doctorants, pour la prise en charge de la rubrique de recensions « Index » qui, par sa dimension, constitue une dimension forte de la revue.

La revue s’appuie sur des chercheurs confirmés mais elle doit également demeurer un espace ouvert à ceux qu’on appelle communément les « jeunes chercheurs » afin de rester constamment attentive à la jeunesse de l’esprit. Le souhait d’un passage intergénérationnel a guidé notre intention.    

Thème de ce premier numéro : LE TEXTE À VENIR
« Texte à venir », le choix du dossier de ce premier numéro, s’est imposé quand nous nous sommes demandés : comment commencer, quel commencement  recommencer ? Le titre évoque bien sûr Maurice Blanchot et Jacques Derrida mais il rappelle également que l’inscription digitale, fût-elle composée de 0 et de 1, selon une logique binaire, relève bien de la « raison graphique ». Le dossier aborde les dimensions variées de la textualité digitale. Pierre Maréchaux s’intéresse à l’impact des technologies digitales sur l’écriture musicale en soulignant les transformations qu’elle impose ou les ouvertures qu’elle autorise à la composition en s’appuyant sur des œuvres de musique contemporaine. Trois articles abordent le thème du texte dans sa dimension littéraire transformée par le digital: Véronique Béghain propose une lecture de la traduction de De Moby Dick en émoticones, Jessica de Bideran présente la patrimonisation du texte mauriacien à travers sa numérisation et sa muséalisation. Gilles Bonnet enfin interroge la scénarisation “intermédiaire” du site Web des écrivains. Plusieurs articles envisagent la relation du texte aux données: Clémence Jacquot l’appréhende comme une mutation de la vie de l’esprit et de la pensée dans le rapport au texte lui-même. Shinya Shigemi interroge la condition de  l’organisation des savoirs. Franck Cormerais aborde le traitement des textes par la logique des formats et l’herméneutique qu’elle suscite. Jacques Athanase Gilbert pose la question de la transmission entre texte, récit et traitement algorithmique des données. En complément du dossier, Éric Guichard présente un hommage à Jack Goody qui nous a quitté cet été et Olivier Rey, dans Princes et princesses, développe une forme d’archéologie symbolique du scripturaire. Le « grand entretien » avec Emmanuël Souchier s’inscrit également dans cette thématique du texte. Nous remercions Laurent Loty pour avoir organisé la rencontre et participé à l’entretien. Nous remercions également Emmanuël Souchier d’avoir accepté de commencer avec nous ce « grand entretien » et de faire avec nous le point sur l’énonciation éditoriale dix ans après l’article fondateur sur les « écrits d’écrans ».

La rubrique “Varia” propose des contributions qui ne sont pas en lien direct avec la thématique du numéro. Pour ce premier numéro, une contribution de Bernard Stiegler dans laquelle il s’interroge sur la disruption. Philippe Béreaud initie une rubrique « économie digitale » avec un article consacré à la gratuité. De la même façon, Jean-Paul Fourmentraux propose la première contribution à une rubrique « art digital » qui traiterait des relations des arts, tous les arts, avec le digital. Une rubrique « informations » sera consacrée aux annonces des portails et des institutions. Pour ce numéro, L’IRI et sa base de données de forme  et ses les séminaires. Une rubrique « controverses & nomenclatures » proposera pour chaque numéro des contributions courtes sur un sujet qui prête à discussion ou à réflexion. Pour ce numéro : « digital versus numérique ».

La rubrique des recensions s’intitule « Index ». Daphné Vignon et Armen Khatchatourov présentent leur travail et celui de leur équipe en début de rubrique.

Le dossier thématique du numéro 2 sera consacré au “Gouvernement des données” et le numéro 3 à l’immersion.

Franck Cormerais et Jacques Athanase Gilbert

Par Études Digitales - web